Il faut traverser la châtaigneraie sur plusieurs kilomètres, passer Saint-Maurice de Ventalon, éviter si possible Pont de Montvert, ses maisons sombres, granitiques, et cette lumière triste de fond de vallée. Puis la route monte et serpente. À Prat-Souteyran un chien tacheté - noir sur fond blanc - surgit sur la gauche, frétillant, jeune, un presque-chiot ; il nous oblige à ralentir. Deux-cent mètres après, je demande à C. si elle peut garer la voiture. Je veux photographier le chien. Pas le chien, plutôt son surgissement sur le gris du bitume. Je passe le plus clair de mon temps à essayer de garder des traces de mes émotions. Sans-doute est-ce la raison de ma maigreur. Le chien est une chienne. Bien jeune, oui, nous dit sa maîtresse, une paysanne la petite quarantaine, corps sec, gestes vifs, visage poudré. Étonnant le fond de teint car elle va ce soir au Bois du Commandeur écouter le brâme du cerf. Parée pour l'occasion. Nous y allons aussi mais pas au même endroit : vers le col du Finiels, nous avons rendez-vous avec A. et S. Bonne soirée. Profitez-en, la semaine prochaine il pleut, il sera trop tard.
On roule à nouveau. Mes oreilles bourdonnent un peu. Le Finiels est à mille cinq cent mètres. Le paysage est plus désertique maintenant. Sur la courbe des collines sont posés de gros rochers ronds. La lumière décline doucement. A. et S. sont déjà sur place et nous attendent. Ils nous sourient. Le 4 x 4 titube sur la mauvaise piste. Il faut encore rouler dix kilomètres. À nouveau je veux m'arrêter : là, plus bas, une mer de nuages s'étale gentiment, se laisse admirer ; c'est presque trop beau, ça dilate, ça ouvre, c'est à consommer sur place.
On arrête la voiture. On marche un quart d'heure dans la bruyère. Le sol est gorgé d'eau. Ça et là, des champignons clignotent. Au loin, il y a les feuilles déjà rousses des peupliers.
S. s'agite en silence : il ne faut plus parler, rester groupés. Avancer doucement. Nous y sommes. Sur le site, on s'assied, on se planque. Les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. C'est comme ça. On attend. Un vent du sud agite mollement le pin sous lequel nous sommes cachés S. et moi.
Rien n'arrive. Le temps s'écoule lentement. S. me murmure qu'il ne faut pas que les cerfs sentent notre odeur, qu'au moment du rut ils se roulent dans leur urine, que leurs hormones achèvent de leur retourner les sens. Me revient en tête le passage de Saint-Julien : « Maudit ! maudit ! Maudit ! Un jour, coeur féroce, tu assassineras ton père et ta mère ! » Mon père et ma mère sucent les pissenlits par la racine. Je suis près d'eux, là, au ras du sol. Au cimetière, loin d'ici, un autre vent caresse d'autres arbres. Je pense aux morts. Je pense à ceux que j'ai aimés, à ceux que j'aime. C'est triste, puis c'est doux. On doit être mignons S. et moi sous notre conifère. Je me sens souvent ridicule et désemparé. Là, ce soir, je suis plutôt heureux.
Un heure passe encore. J'ai un peu froid. Je ne suis pas le seul. Pas un brâme. Pas un cerf. S. est dégoûté. Il nous raconte que la veille, il a vu deux mâles combattre. On se fout gentiment de sa gueule, on le traite de mythomane. On remonte vers le van. A. à préparé un cake au fromage et du gâteau au chocolat. Il y a du vin rouge. On entend finalement les bêtes à cornes qui crient au loin. Nous rentrons. La lumière des phares éclairent les grands arbres sur le bord de la route.
(Octobre 2012)
Douces pensées pour Claude, pour Séverin.